Le reste de l’année – et les années d’après – donnèrent raison à Ama, au grand dam du petit nouveau qui resta, malgré ses efforts durant les années suivantes pour se faire des amis, LE rejeté de l’école. Dans la pyramide sociale de Jean-Nicolet, il y avait les populaires et leurs blondes et chums, puis les amis des populaires, puis les gens neutres qui n’étaient pas populaires mais pas rejetés non plus, puis les rejetés – Ama et Bee faisaient partie de ceux-là, étant artistes et les artistes étant mal vus par la plupart des élèves de l’école. Elles étaient également toutes deux douées à l’école, ce qui suscitait les jalousies, sans parler du fait qu’Ama avait sauté une année au primaire et ne paraissait pourtant pas avoir de difficultés à se maintenir des notes au-dessus de 90% en tout temps sans même se forcer, sauf en sports.

Enfin, il y avait les plus que rejetés, ceux qui n’étaient même pas inclus dans la pyramide sociale de l’école et qui étaient rejetés même par les rejetés. Heechul était dans ce groupe-là composé de deux personnes; lui et une téteuse de profs énervante grosse comme une baleine portant des chandails moulants qui définissaient à la perfection chacun des six bourrelets trempés de sueur rance sur les côtés de son corps. Hmm, tasty.

Heechul avait rapidement compris, malheureusement, qu’il ne pourrait pas impressionner qui que ce soit avec ses résultats constamment au-dessus de 85%; en effet, Ama volait déjà la vedette et se méritait la haine permanente de la plupart des élèves, avec en contrepartie la sympathie de la plupart des profs. Il avait aussi compris qu’il ne pourrait pas impressionner qui que ce soit avec son anglais de Montréal puisque l’accent n’était pas tellement important en classe, en autant que la grammaire soit parfaite; ce qui n’était pas son cas. Parler coréen était inutile puisque personne ne le comprenait de toute façon. Être asiatique ne changeait rien à son statut social puisque Ama était asiatique aussi, et une idiote en manque d’attention de leur année l’était également. Sa voix, pourtant belle, n’était rien à côté de celle de l’ange du cours de musique – surnommée ainsi en raison de sa voix tout simplement divine – et sa confiance en soi ne lui méritait que des regards de côté et des soupirs exaspérés.

La seule personne qui lui parlait, de temps en temps, était Bee, l’amie d’Ama, qui, contrairement à cette dernière, ne lui vouait aucune haine particulière.

Trois ans après son arrivée à Jean-Nicolet, il était à présent un « grand » de secondaire 5, mais toujours regardé de côté par environ 99% des élèves de l’école. Un seul professeur supportait son immense confiance en soi – un professeur qu’il avait eu l’année d’avant, un certain Gaston, professeur d’ECR – et une seule élève lui parlait sans avoir envie de l’étriper sur place; quoique, une fois sur deux, elle finissait par avoir envie de lui arracher la tête de toute façon.

-       Yo.

-       Heechul.

-       Tu peux m’appeler juste « Chul » hein ?

-       Non.

-       Pourquoi ?

-       Parce que t’es pas mon ami. Pis tu gosses. Pis t’as pitché mon iPod dans le mur.

-       Scuse.

-       Je t’en veux encore.

-       Je sais.

-       T’es détesté de 99% des élèves de l’école.

-       Je sais.

-       Parce que tu gosses.

-       Je sais.

-       T’es con.

-       Ah ça, je suis pas d’accord ! J’ai quand même eu 90% dans la production écrite finale en anglais en secondaire 3 !

-       Pis Ama est la première et la seule à avoir eu 100% depuis le début de la carrière de la prof. Bam, dans ta face.

-       Ah come on, pète pas mon fun !

-       Ben va-t’en d’abord. Tu vois pas que je suis occupée ?

-       Tu fais quoi ?

-       Je parle au grand-père de la reine d’Angleterre. Je dessine, débile !

Heechul passa une main dans ses cheveux d’un noir profond. Il les avait coupés au début de l’année et ils étaient à présent juste assez longs pour lui cacher les oreilles, sans plus. Au moins sa voix avait mué depuis son arrivée, et il ne parlait plus avec une voix semi-masculine. Au lieu de ça, il possédait à présent une voix mâle bien développée, même s’il se faisait souvent moquer de lui par des nouveaux qui riaient de son visage féminin.

Bee aussi avait changé. De minuscule, plus petite qu’Ama et son mètre 53 et demi, elle était devenue plus grande qu’elle d’une bonne vingtaine de centimètres environ. Ses longs cheveux d’un blond cendré avaient été coupés pour être plus courts que ceux d’Heechul et teints afin d’être d’un violet rougeâtre sombre qui lui allait bien et lui enlevait son air de petite sainte.

L’adolescent s’assit près d’elle devant la porte de la classe et haussa un sourcil en la voyant dessiner un couple qui s’enlaçait. Bee avait définitivement un don en dessin qui rendait par ailleurs Ama jalouse, ce qui était assez rare puisque la petite asiatique était trop orgueilleuse pour s’avouer moins douée que quiconque, et Heechul aimait beaucoup regarder les dessins qui naissaient de ses coups de crayon.

-       C’est beau, commenta-t-il doucement.

-       Merci.

-       T’es vraiment douée en dessin.

-       Juste en dessin ?

-       Ben en arts. À l’école. T’es douée, point.

Elle cessa de dessiner pour le fixer fixement.

-       T’es qui, et qu’est-ce que t’as fait à Heechul ?

-       Hein ?

-       Heechul est ben trop con pour commencer à me complimenter comme ça.

-       Arrête, je…

-       Non toi arrête. C’est pas normal que tu me complimentes comme ça.

-       Mais j’ai un…

Il s’arrêta. « J’ai un kick sur toi. » Il l’avait presque avoué.

Elle allait rire de lui s’il lui disait à quel point il l’aimait. Elle allait rire de lui, lui dire qu’il était loin d’être assez mâle pour sortir avec une fille, et surtout trop stupide et arrogant pour qu’elle voie autre chose qu’une connaissance en lui. En plus, il avait jeté son iPod sur le mur – à la fois accidentellement et volontairement. En fait, il avait voulu la taquiner en saisissant son appareil électronique, mais il l’avait échappé et l’objet avait fini sa course contre le mur. Joie.

Bref, il ne pouvait pas avouer qu’il avait un kick sur elle. Surtout pas. Il ne pourrait probablement plus jamais lui parler s’il osait lui dire.

-       T’as un quoi ?

-       Hein ?

-       Ben t’as dit que t’as de quoi, et t’as pas fini ta phrase. T’as un quoi ?

-       Ah ! Ben, j’ai un… un… un truc super important à aller faire ! Watch mon sac, m’as revenir juste avant le cours !

Il s’enfuit en courant et alla se réfugier dans les toilettes des garçons. Se passant de l’eau sur le visage, il soupira. « Elle va me détester jusqu’à la fin de mes jours de toute façon… ça sert à rien que je lui dise… » pensa-t-il en soupirant de nouveau.

Il retourna en classe, résigné, quand la cloche des trois minutes sonna, et prit sa place habituelle en forçant un sourire quand Bee poussa son sac dans sa direction.