La foule, la chaleur, les gens. L'excitation des concerts. La salle est petite, et sombre, et les portes fermées empêchent la fraîcheur des nuits pluvieuses de Seoul de rendre l'air plus pur. La musique vibre et les raps font battre les coeurs. Les gens ne poussent pas mais c'est une marée noire autour d'elle, un chaos de frénésie et de poings levés.

Léa savoure. Elle aime l'agitation et l'excitation qui la gagnent. Elle se retourne et se rend compte qu'elle a perdu son amie, qui est très petite et qui a dû se faire écraser par la foule. Mais avant qu'elle ne se mette à la chercher du regard, les sons et les paroles ont raison d'elle, et elle se laisse gagner par le rythme que les rappeurs imposent sur scène. Les basses qui font vivrer la foule capturent son corps et son coeur.

Combien de temps passe, elle n'en sait rien. Elle a fermé les yeux sans s'en rendre compte et les rouvre quand quelqu'un la pousse un peu. Surprise, elle perd l'équilibre et se rattrape. Dans sa chute, ses yeux se posent sur une personne qui malgré la chaleur de la pièce porte une veste, et une sapback enfoncée jusqu'aux yeux, pas très loin d'elle. Dans la foule tous les visages se mêlent, et elle croit en croiser certains plusieurs fois. Mais ils finissent par se fondre. Pourtant quelque chose dans ce visage la retient de détourner le regard.

Les gens se mouvent autour d'elle et engloutissent le jeune homme à la veste. Elle retourne son attention vers la scène, deux rappeurs excitant la foule par une voix puissante et des gestes appuyés. C'est une image que Léa veut garder, gravée pour toujours dans sa mémoire. C'est plutôt pas mal ce premier concert underground.

Juste dommage qu'elle ait perdu la naine.

Elle soupire intérieurement et décide de la retrouver. C'est un peu difficile dans le monde, et Léa se rend compte qu'il vaut mieux reculer vers le fond pour avoir une chance de l'apercevoir. Elle tente tant bien que mal de se frayer un chemin. Elle fait attention aux coudes et aux pieds, et plissent les yeux pour mieux distinguer les formes au loin. Enfin, elle repère une forme qui sautille et tente de voir au-dessus des têtes qui lui bouchent la vue.

Trouvée.

Léa sourit et s'avance d'un pas aussi ferme que possible vers elle, regrettant de ne pas pouvoir filmer les ridicules tentatives de son amie. Elle l'attrape par le bras, riant lorsqu’elle se retourne, un peu choquée. Son expression de poisson surpris fait place à un sourire, puis elles se retournent pour profiter encore un peu du concert. Elles savent toutes les deux que c'est bientôt la fin.

Les derniers raps meurent dans les amplis et les artistes saluent une dernière fois tous ensemble. La foule les acclame et les applaudit, heureuse et fatiguée après plusieurs heures d'intense excitation mais ne se décide pas vraiment à se disperser.

Son amie saisit Léa par la main et se faufile entre les corps en l'emportant derrière elle jusqu'à la sortie. Une fois dehors, encore excitée, elle lâche un cri de joie et Léa ramène ses cheveux en arrière en souriant, appréciant le retour à l'air libre.

Les gens commencent à sortir, mais les deux jeunes filles n'ont pas besoin de se concerter pour rester encore un peu, le temps de redescendre sur terre, et de reprendre son souffle. Elles parlent et discutent, et bientôt les dernières personnes poussent la grande porte noire de la sortie.

Elles n'y font pas plus attention, tandis que Léa essaye de suivre le débit infernal de son amie qui lui fait le détail des performances qu'elle a préféré.

"... et c'est marrant parce qu'il fait super jeune, mais il faisait partie du même groupe que..."

Les yeux de Léa captent un soudain mouvement sur sa droite, derrière son amie, elle reconnaît d'abord la snapback, puis la veste. C'est le jeune homme qu'elle a aperçu tout à l'heure dans la foule.

Il est debout dans un coin, dans l'ombre du soir, probablement à attendre un ami. Il vient de plonger les mains dans ses poches, sûrement d'ennui, et Léa s'apprête ramener son regard devant elle quand son coeur fait un bon.

Parfois dans la foule nos yeux cherchent désespérement ceux de la personne qui nous manque le plus, et souvent ce n'est qu'un mirage que l'on a vite fait de balayer. Mais lorsque ce mirage persiste, on a du mal à croire ce qui est devant nous.

Et plus son regard s'arrête sur les détails de l'homme à la veste, plus la coincidence devient troublante. Tout d'abord ce sont les épaules, larges mais peu marquées, puis la nuque, bronzée et joliment encurvée sur de proéminentes clavicules que sa veste a du mal à cacher. Son coeur rate un battement quand son regard tombe sur son poignet.

Le bracelet.

Son bracelet.

Elle a peur d'avoir raison et se force à penser que ce n'est peut-être qu'un bracelet qui lui ressemble. Pourtant...

"Et là j'ai dit à mon prof que j'avais couché avec son hibou."

Léa se tourne vers son amie, une expression confuse sur le visage.

"Quoi ?

- C'est bien c'que j'dis, tu m'écoutais pas...

- Ah, pardon...

- Faudrait peut-être rentrer, non ? On est censées se lever à 9h demain...

- Ah, heu, oui, ouais..."

La jeune fille en face d'elle éclate de rire et se retourne pour s'avancer dans la rue. Léa jette un coup d'oeil discret à l'homme juste à côté.

Il a l'air d'avoir relevé la tête, et Léa cherche désespérement ses yeux qui restent cachés. Avant de suivre son amie, et de voir disparaître l'homme derrière le coin du mur, il lui semble voir un sourire au coin de ses lèvres, plutôt timide que charmeur.

Juste dans son dos, le jeune homme à la veste a relevé les yeux. S'il n'avait pas fait si sombre, elle aurait sû que ses joues étaient teintées d'un nouveau rouge.

Il effleure des doigts ce bracelet qui ne l'a jamais quitté, ce bracelet qu'une jolie fille aux cheveux rouges lui a donné une fois, une jolie fille qui depuis des semaines fait battre son coeur.